Reporterre | 13 novembre 2025 | Reportage – monde
Une petite ville côtière du Liban est devenue l’épicentre d’une mobilisation pour préserver une zone abritant les derniers phoques moines du pays. Corruption, politique et luxe se mêlent dans ce dossier.
Amchit (Liban), reportage
Des activistes hurlent, leurs corps bloquent les roues d’une bétonneuse. L’un d’eux se fait pousser violemment par le responsable de chantier ; un autre s’évanouit, après dix jours de grève de la faim. Sous un soleil qu’on dirait estival, des ambulances débarquent sous le regard imperturbable de l’armée et de la police. Le tout à quelques pas de pêcheurs tranquilles, assis sur le rivage d’une Méditerranée calme et chaude. La ville côtière d’Amchit, dans le nord du Liban, est devenue le lieu improbable d’une lutte écologiste pour sauver une cave marine, habitat des deux derniers phoques moines du pays.
« Je dors ici toutes les nuits depuis dix jours pour être le premier sur place à pouvoir bloquer les travaux. Quand j’ai entendu la bétonneuse et les camions arriver ce matin, tout est allé très vite », explique Saade Saade, activiste environnemental et journaliste anticorruption libanais. Il a cessé de s’alimenter pendant dix jours pour dénoncer la construction d’une villa juste au-dessus de cette cave, la menaçant d’effondrement. C’est qu’elle est d’une importance majeure : elle est le dernier lieu de vie « adapté » des derniers phoques moines au Liban, une espèce menacée d’extinction dont il reste moins de 500 individus dans le monde.

La veille, une juge locale venait justement d’ordonner l’interruption des travaux le temps d’effectuer une étude d’impact, une victoire pour le mouvement écologiste. « Mon médecin m’avait dit d’arrêter la grève, car cela devenait vraiment dangereux pour ma santé, et de rentrer chez moi, mais j’ai senti que quelque chose aller se passer », confie-t-il.
En effet, l’ordre de la juge n’a pas été transmis à la police, qui n’a pas pu notifier les responsables du chantier. « C’était donc à nous de bloquer les engins avec notre corps », dit-il. Mission accomplie : la bétonneuse a dû rebrousser chemin, les ouvriers ne pouvant effectuer que de petites tâches manuelles.

Derniers phoques du Liban
Alors que la tension retombe, les activistes organisent un sit-in devant les médias présents pour interpeller les pouvoirs publics. « J’ai adressé des lettres au président de la République libanais et au Premier ministre, mais elles sont restées lettre morte », critique Saade Saade.
Un peu plus loin, Marie-Christine Laugel tient une pancarte « Stop au chantier ». Cette Franco-Libanaise, fille d’un ambassadeur français au Moyen-Orient, est l’un des soutiens improbables à la lutte. « Je vis à quelques pas d’ici et viens me baigner presque tous les jours dans ces eaux crystallines, avec une faune et flore sous-marine magnifique, explique-t-elle à Reporterre. Quand j’ai vu la reprise des travaux, je suis venue immédiatement pour protester, car je suis l’une de ceux qui habitent le plus près. »

En contrebas, des pêcheurs semblent imperturbables. « Nous venons pêcher ici tous les deux jours. J’ai déjà vu les phoques nager ici, glissant dans l’eau comme des dauphins, témoigne l’une d’elles, souhaitant rester anonyme. Je crains qu’ils ne viennent plus, à cause du bruit et des vibrations du chantier. »
Une crainte corroborée par les activistes : Arzé, la phoque moine iconique d’Amchit, aurait donné naissance à Chypre au lieu de revenir au Liban, un signe « inquiétant » pour les activistes, qui ont lancé la campagne « Sauver les phoques » avec d’autres associations de défense de la nature.
Imbroglio politico-judiciaire
Corruption, luxe, politique : cette affaire est un feuilleton qui fait régulièrement la Une au Liban depuis 2022, date du début des travaux.
La future villa est censée appartenir à une présentatrice de TV libanaise. « Mais quand on voit la protection dont bénéficie ce chantier aux plus hauts niveaux, il y a quelque chose de louche, dit Paul Abi Rached, président de l’association Terre Liban, qui coordonne les efforts juridiques et la mobilisation. On suspecte que ce soit un directeur de la MTV [l’une des plus grandes chaînes de télévision du pays] derrière ce projet, et qu’il bénéficie du soutien d’un parti politique. »

Religion, influence et argent se mêlent souvent au Pays du cèdre, où des anciennes milices de la guerre civile (1975-1990) se partagent le pouvoir et l’économie. Un système lui-même hérité du mandat français (1926-1946), qui avait mis en place un système confessionnel. C’est justement un juge réputé proche de la classe politique qui serait à l’origine du blocage de l’ordre d’arrêter les travaux, certainement pour profiter aux mystérieux propriétaires.
Tout un imbroglio qui exaspère les militants écologistes. « On lutte pour la survie des phoques moines, mais aussi pour l’État de droit et le respect des lois », s’indigne Paul Abi Rached. C’est que les responsables du chantier n’auraient jamais effectué d’étude d’impact environnemental, pourtant exigée par la loi, surtout quand des espèces menacées sont concernées. « Si on perd à Amchit, ce sera le feu vert pour bétonner tout ce qui reste de la côte libanaise. Mais si on gagne, cela fera réfléchir à deux fois n’importe qui envisagerait de tels projets », espère l’activiste.
Un symbole pour toute la Méditerranée
Au Liban, c’est une guerre silencieuse qui fait rage autour des rares espaces publics, de leur faune et flore. Pas moins de 80 % des 225 km de côtes sont privatisés, en dépit d’une loi qui stipule que tous les espaces côtiers font partie du domaine public.
En 2017, le ministère des Travaux publics avait recensé 1 068 occupations illégales du littoral — au total, environ 10 millions de m² du domaine maritime seraient actuellement bétonisés, dont la moitié illégalement, affirme la campagne La Plage pour tous, qui réunit une quinzaine d’associations.
Dans le cas d’Amchit, le ministère « se conforme pleinement à la décision du tribunal », a fait savoir sa porte-parole. Celui de l’Environnement n’a pas répondu aux sollicitations de Reporterre, tout comme le responsable du chantier. Pour Paul Abi Rached, « de fait, la lutte à Amchit est un symbole de ce qui se passe au Liban, mais aussi à l’échelle de la Méditerranée, frappée par le changement climatique et la perte de biodiversité ».











